La royaume de l'aube

Les deux pieds plantés dans une boue hivernale, Jean-Bernard me regarde de deux yeux rieurs qu’encadre une tignasse de vieux faune. Ce paysan, fier de sa vie, a l’assurance du marginal devenu prophète.

Quand il a 20 ans, ses voisins s’endettent pour des tracteurs, promesses de bonheur. Lui hérite de la ferme familiale, et sans un sou mais amoureux des bêtes, continue de cultiver avec ses chevaux. D’un esprit tout aussi indépendant, Laurence se joint à lui quelques années plus tard, tournant le dos à un milieu citadin et bourgeois. Leurs terres convoitées par leurs pairs, ils vécurent moqués et exclus.

Aujourd’hui se succèdent autour de leur table et à toute heure, dans une fraternité qui me fascine, un juge d’instruction gay, une famille de musulmans, un anarchiste en caravane, des chanceux ou des bousculés de la vie.

J’ai été touché par la beauté de cette vie libre, pleine de justesse et sans convoitise, menée dans ce lieu de contrastes sorti d’une peinture de l'âge d’or hollandais. D’abord saisi par l’ennui d’un monde quasi monastique et en apparence immuable - une journée à marcher au pas lent du bœuf labourant un champ quand un tracteur en une heure en serait venu à bout - le temps long m’a conquis à son tour, m’ouvrant les portes de l’impermanence et son cortège d’émois, quand se côtoient pulsions de vie, de procréation et de mort, quand la douleur de celle du veau qui n’aura survécu que deux jours cède à la joie de l’écoute d’une aube printanière et chantante.